1. De l’heureuse dualité de la nomenclature transitoire. Un État, ce sont d’abord les textes, qu’il s’agisse d’un État de droit ou non. Ces textes se doivent d’être clairs, non équivoques et surtout aisément compréhensibles. Cette exigence de lisibilité et de clarté est davantage cruciale s’agissant du texte fondamental qu’est la Constitution ou tout autre texte de valeur équivalente.
Au Gabon, il en a toujours été ainsi. Depuis la Constitution du 19 février 1959, ou plus exactement depuis la Loi n°1/60 du 04/11/1960 qui consacre la première « vraie » Constitution du Gabon, la qualité des textes n’a jamais posé de difficulté. Le Professeur PAMBOU TCHIVOUNDA avait coutume de dire, à propos de la conformité du droit gabonais aux valeurs et normes démocratiques internationales, que le problème réside moins dans la conformité de la norme que dans son application.
Avant les événements du 30 août 2023, le Gabon en était à sa Troisième République. Mais la Constitution alors en vigueur était fondamentalement celle du 26 mars 1991, laquelle avait été révisée pas moins de huit fois. En réalité, ce sont les deux dernières modifications, celle du 18 juin 2018 mais surtout celle du 17 avril 2023, qui ont considérablement altéré les principes et valeurs démocratiques portés par la Constitution de 1991.
En décidant d’interrompre, non pas le processus électoral en cours, mais bien l’accès et l’exercice, par le Président sortant, d’un troisième mandat, les forces de défense et de sécurité gabonaises ont « dissout » la dernière Constitution alors en vigueur et les institutions consacrées par elle. Elles ont, par la suite, institué un régime de Transition qui repose principalement sur une Charte adoptée le 02 septembre 2023 et publiée le 04 septembre suivant.
Mais, fort heureusement, la Constitution du 26 mars 1991, dans sa forme originelle, demeure une source à la fois essentielle, sur bien des aspects et, à tout le moins sur d’autres, une source complémentaire à la Charte.
La nomenclature constitutionnelle transitoire repose, pour ainsi dire, sur cette dualité des textes. Et il faut s’en féliciter. La Constitution de 1991, dans ses dispositions non contraires à la Charte, a vocation à s’appliquer. De même, elle a vocation à pallier les insuffisances de la Charte. Mais la constitution de 1991 n’est pas une constitution de Transition. Dès lors, la Charte de Transition, qui devient juridiquement une norme constitutionnelle, a minima, voire supra-constitutionnelle, devra être réécrite eu égard aux imprécisions et approximations qui ternissent sa lisibilité.
2. « Coup d’État », « Coup de Liberté » ou « Révolution de Palais » ? Au Gabon, la question de savoir si les événements du 30 août 2023 peuvent être qualifiés de Coup d’État n’a pas manqué de se poser. Tant il est vrai que l’enchaînement des événements, l’absence de violence, et donc d’effusion de sang, et la ferveur populaire qui s’en est suivie, n’ont rien de commun avec les Coups d’État dits « classiques ».
Pourtant, juridiquement, toute prise du pouvoir par des moyens non constitutionnels, s’analyse en un coup d’État. Et ce, indépendamment de la légitimité de celle-ci ou de l’adhésion populaire qui s’en suit. Mais cette adhésion populaire est la condition essentielle de la réussite d’un coup d’État ou, en tout cas, de la période transitoire qu’il ouvre.
Au Gabon, la ferveur populaire observée au lendemain de l’intervention militaire, ayant mis un terme au régime en place, était à la hauteur de l’inévitable révolution qui se préparait dans les rues de Libreville et des autres grandes agglomérations. Pour ainsi dire, face à l’impossible alternance constitutionnelle, il s’est produit un coup du sort : une conjonction de deux forces, souvent opposées, qui s’est soldée par un véritable coup de grâce porté contre un régime déjà aux abois. Pour répondre à la controverse doctrinale, ce coup d’État, s’il en est, n’est pas que militaire. Mieux, cette révolution n’est pas que « de palais ».
Mais si la légitimité de l’acte du 30 août 2023 ne semble pas suffisamment déteindre sur « son illégalité du moment », ce qui explique certaines condamnations, il faut garder à l’esprit la formule de Louis-Napoléon Bonaparte qui, le 31 décembre 1851, quelques semaines après avoir commis l’acte du 2 décembre précédent, déclarait : « je n’étais sorti de la légalité que pour entrer dans le droit. Plus de sept millions de suffrages viennent de m’absoudre ».
3. Transition ou Révolution ? Un régime de Transition n’est pas un régime de Révolution. Qu’on ne s’y trompe pas ! S’il y a, certes, entre « Transition » et « Révolution » l’idée sous-jacente de changement, une différence de degré existe bien entre ces deux notions. Une sorte de tempérance les différencie, comme aimait à le souligner Nicolas Machiavel. Pour prendre une image, dans la Révolution, « on renverse la table », « on jette tout » et « on reprend tout à partir de rien ». Dans la Transition, tout n’est pas à détruire. Il y a certes le passage d’un régime à un autre, mais la Transition apparaît comme quelque chose de progressif. Transiter, c’est passer par une étape pour atteindre une destination. Parfois, il s’agit d’un passage nécessaire qui permet de se ressourcer avant de prendre un nouvel envol.
C’est donc dire que les évènements du 30 août 2023 ont ouvert la voie vers un régime de Transition porté par une préoccupation essentielle, celle de préserver les acquis. Dès lors, les institutions ne pouvaient rester dissoutes. Et, n’en déplaise à certains, le passage de relais est désormais irréversible.
4. Des approximations formelles aux silences de la Charte. La Charte de Transition, apparaît, formellement, comme un texte « léger » de 62 articles, avec un Préambule rappelant l’attachement aux valeurs dites universelles de démocratie, des droits de l’homme, avec quelques idées, nouvelles mais éparses, déclinant les raisons de l’intervention mais aussi les objectifs visés ; un titre I portant sur « les valeurs, principes et missions », un titre II portant sur « les Organes de la Transition », et un titre IV portant sur « la révision de la Charte de Transition ». Le titre III n’existe pas. Une erreur excusable, qui s’explique sans doute par l’enchaînement des évènements et l’urgence de la mise en place d’un support juridique à ceux-ci.
Seulement, à y regarder de près, la Charte Gabonaise de la Transition souffre d’imprécisions, d’omissions, voire de silences de nature à susciter des interrogations et/ou des doutes, auxquels il faudra urgemment pallier, à moins que certains silences ne soient finalement pas aussi fortuits qu’on peut le croire.
Au titre des approximations formelles, il est à noter l’omission, non moins significative, du poste de « Premier ministre ». En effet, ce qu’il convient d’appeler désormais l’« ordre institutionnel de la Transition » a été décliné dans la Charte, notamment dans son titre II relatif aux organes de la Transition. L’article 34 en énumère cinq. Il s’agit, pour l’essentiel, des institutions plus ou moins connues avec des compétences plus ou moins classiques :
– Le Président de la Transition,
– Le Conseil national de la Transition,
– Le Gouvernement de la Transition,
– Le Parlement de la Transition,
– La Cour constitutionnelle de la Transition.
Force est donc de constater, dans le titre traitant des organes de la Transition, que même le chapitre III consacré au gouvernement ne mentionne nullement le poste de Premier ministre. Ce n’est, qu’accessoirement, dans un Chapitre IV pourtant relatif au Parlement, que l’article 50 de la Charte mentionne le rôle du Premier ministre. Le Gouvernement de la Transition est nommé par le Président de la Transition et placé sous sa seule autorité. La prérogative de proposition du Gouvernement par le Premier ministre, selon la formule consacrée, n’a pas curieusement été reprise. Parallèlement, en dehors du Comité National de la Transition (ci-après « CNT »), avec lequel il partage la prérogative de définition et d’orientation de la politique générale de la nation, le Président de la Transition dispose d’un pouvoir exclusif, exorbitant du droit commun, de nomination des organes de la Transition. À titre d’illustration, au parlement, le Président de la Transition désigne non seulement les Présidents des deux Chambres, mais également leurs bureaux respectifs. Il dispose aussi d’un pouvoir important dans la composition des chambres sur la base des listes, à lui, proposées.
5. Sur la question de l’inéligibilité. Plus significativement, la charte de la Transition dispose que les membres du gouvernement de la Transition ne sont pas éligibles à l’élection présidentielle qui marquera la fin de la Transition. Il en est de même pour le Vice-Président de la Transition et du Secrétaire général de la présidence de la Transition. Concernant le Président de la Transition, il est simplement indiqué que son mandat prend fin après l’investiture du Président issu de l’élection présidentielle. Ce silence suscite déjà plusieurs controverses dans l’opinion, au point où certaines personnalités ont d’ores et déjà envisagé de saisir la Cour constitutionnelle de Transition.
Il est vrai qu’en comparant la Charte gabonaise à celles des autres pays également en cours de Transition, notamment sur la question de l’inéligibilité du Président de la Transition, ce silence peut inquiéter. En effet, la Charte de la Transition du Burkina Faso indique sans ambiguïté que le Président de la Transition n’est pas éligible aux élections présidentielles, législative et municipale. Mieux, dans la Charte malienne, l’inéligibilité du Président de la Transition et du Vice-Président fait l’objet d’une disposition insusceptible de révision.
Cependant, au Gabon, cette difficulté n’est pas insurmontable. En réalité, en l’absence de disposition claire et non équivoque, il y a lieu de considérer que dès lors que le Président de la Transition est, par l’article 35 de la Charte, à la fois Chef de l’État et Ministre de la Défense et de la Sécurité, il devient un membre à part entière du Gouvernement qu’il forme et qu’il dirige. Or, l’article 44 de la Charte indique que les membres du gouvernement de la Transition ne sont pas éligibles à l’élection présidentielle qui sera organisée pour marquer la fin de la Transition. Il en résulte que le Président de la Transition, en raison de sa qualité de (et tant qu’il est) Ministre de la Défense, doit être considéré comme inéligible, à l’instar des autres membres du Gouvernement.
6. Sur la vacance temporaire. Mais ce n’est pas là le seul silence de la Charte gabonaise de la Transition. Le texte en cause n’évoque pas non plus l’hypothèse de la vacance temporaire du poste de Président de la Transition, pour quelque cause que ce soit. Pourtant, cette omission, plus que la précédente, interroge, tant le dernier mandat du Président sortant avait été particulièrement marqué par la question de la vacance temporaire. Cette difficulté avait d’ailleurs été l’occasion pour la Cour constitutionnelle gabonaise de s’improviser en constituante et de se substituer au Parlement. Les Chartes des autres pays en Transition, qui ont manifestement inspiré la Charte gabonaise, ont pourtant des dispositions claires sur ce point. Au Tchad, en cas d’empêchement ou d’absence temporaire du Président du Conseil militaire de Transition, l’intérim est assuré par son Vice-Président. Au Burkina-Faso, c’est le Premier ministre qui assure cette charge, en attendant la désignation d’un nouveau Président.
7. Au Gabon, il n’est pas exclu, s’agissant de la vacance temporaire du Président, de retenir deux hypothèses : un intérim assuré, soit par le Vice-président de la Transition, soit par le Président du Sénat. Cette dernière hypothèse résulterait de l’esprit et de la lettre de la Constitution de 1991. Mais le texte de 1991, qui a déjà eu à s’appliquer, interdit formellement au Président par intérim de se porter candidat aux élections qu’il a la charge d’organiser.
L’hypothèse d’un intérim assuré par le Vice-Président de la Transition semble cependant plus plausible, d’autant qu’il se limiterait à la désignation d’un nouveau Président de la Transition. Il y a cependant une double difficulté à la mise en application de celle-ci. La première réside dans le fait que le Vice-Président peut être un civil. Or, dans ce cas, il serait exclu du CNT (qu’il ne faut pas confondre avec la CTRI, le Comité pour la Transition et la Restauration des Institutions), composé exclusivement de forces de défense et de sécurité.
L’autre difficulté réside dans le fait que la Charte évoque le choix du Président de la Transition, par un « Collège de désignation » mis en place par le CTRI, sans autres précisions sur la nature, la composition et le statut de ce collège. Faut-il rappeler qu’après la prise de pouvoir par le CTRI, le collège de désignation qui s’est réuni était composé de façon homogène, c’est-à-dire exclusivement d’hommes en uniformes ?
8. Du CTRI au CNT. Au surplus, le CTRI, institué par les forces de défense et de sécurité ayant pris le pouvoir, n’est mentionné que dans le Préambule, les dispositions transitoires et finales. Ce comité ne fait l’objet d’aucune disposition particulière dans la Charte. Il n’existe aucune information ni sur son statut, ni sur son rôle, ni sa composition, ni ses compétences dans le nouvel ordre institutionnel de transition. Il a vraisemblablement vocation à disparaître à s’en tenir à l’article 62 de la Charte qui précise que le CTRI prend les mesures nécessaires au fonctionnement des pouvoirs publics, à la vie de la nation, jusqu’à la mise en place des Organes de la Transition.
Cette disparition programmée s’avère d’autant plus évidente que c’est le CNT qui assiste le Président de la Transition dans la détermination de la politique de la nation. Mais en précisant que les prérogatives du CNT seraient également définies dans la Constitution du 26 mars 1991, la Charte gabonaise de la Transition crée encore une confusion fort regrettable. Car, la Constitution dont il s’agit n’avait ni instauré un tel comité, ni consacré un organe proche ou similaire à celui-ci.
9. Sur la durée de la Transition. Rien dans la Charte n’évoque la durée de la Transition, rien dans les différents communiqués du CTRI non plus. Il faut plutôt se référer aux dernières sorties publiques du Premier ministre de la Transition, qui évoque une durée de deux ans, comme « un objectif raisonnable » selon ses propres termes. Le choix de laisser les concertations à venir déterminer la durée de la Transition, apparaît quelque peu singulier, voire curieux. Car au Tchad, la durée de la Transition, dix-huit mois, avait été annoncée dès la prise de pouvoir par les militaires. Cette durée sera, par la suite, retranscrite dans la Charte, avec une possible prorogation. De même, dans les autres régimes transitoires, notamment au Mali et au Burkina-Faso, la durée de la Transition a également été consacrée dans la Charte.
En réalité, la Transition durera le temps nécessaire, vraisemblablement plus de dix-huit mois. D’ailleurs, au Gabon, personne ne s’opposerait réellement à ce que la durée, pressentie, de la Transition soit prorogeable d’un an, dès lors que les circonstances exceptionnelles le justifient et qu’une disposition claire, non équivoque et insusceptible de révision, le prévoit de façon expresse. De même, il est souhaitable que l’inéligibilité du Président de la Transition soit inscrite dans une disposition insusceptible de révision.
La nécessité de ces ajustements est cruciale pour ne pas perdre de vue l’enjeu fondamental. Car, si l’exception d’un régime de Transition justifie l’exorbitance des pouvoirs du Président de la Transition, alors même qu’aucun mécanisme de contrepouvoirs n’existe, ce régime ne sera toléré que s’il est circonscrit dans le temps.
Renaud Fernand NGOMO-OBIANG,
Avocat près la Cour d’appel de Versailles.
Vice-Président du Réseau International Avocats Gabonais (RIAG)